Culture Scientifique en Algérie

Quelle Langue pour la  Diffusion
De la Culture Scientifique en Algérie ?

 

 Jamal MIMOUNI(*)

Département de Physique, Université Mentouri, Constantine

Publié le 4 Décembre 2001 dans Le Quodidien d'Oran

 

I- Introduction

            Le but de cet article est de discuter d’un problème qui nous pensons être central à la question de la diffusion de la culture scientifique, et qui se pose avec une acuité particulière dans le contexte Algérien. Il s’agit de la langue utilisée dans la communication entre les scientifiques et le grand public. Il se trouve que pour différentes raisons, ce problème semble ne pas être reconnu comme tel, voire occulté du champ des discussions sur le sujet. Chemin faisant, nous élaborerons un ensemble de règles de communication entre les scientifiques et le public, qui de prime abord peuvent paraître assez évidentes, mais qui nous permettront de placer la problématique de la langue de communication dans un contexte plus large, et d’éviter ainsi une idéologisation de la question. Nous épiloguerons sur les conséquences graves de cette inadéquation linguistique sur la capacité de l’Algérie à amorcer un mouvement résolu vers la modernité ainsi que de contrer l’irrationnel dans lequel baigne notre société.

II- La Diffusion de la Culture Scientifique pour Quoi Faire ?

            Il existe toute une gamme de définitions de la culture scientifique. Nous nous risquerons ici à proposer une définition à la fois globale et dynamique, qui, même si elle ne gagne pas l’assentiment de tous (existe t-il une définition d’un concept qui serait universellement acceptée ?), aurait-elle tout au moins le mérite de délimiter le concept. Nous proposerons donc :

La culture scientifique est cette entreprise d’action culturelle visant toutes les composantes de la société, qui a pour ambition d’apporter le savoir scientifique (connaissance, mode de pensée, valeurs) à ce public, comme à la fois, une source d’enrichissement intellectuel et moral, et une source de loisirs.

            Remarquons que l’expression « culture scientifique » renferme une contradiction, ou du moins une opposition, qui est sans nul doute la source de son statut ambigu et problématique. La culture est en effet synonyme de cette activité dans laquelle s’engagent les membres d’une société lors de leur temps libre, c’est donc une activité souvent menée de manière bénévole, liée à la sensibilité de cette société, faisant écho de ses préoccupations, et traduisant de manière artistique l’ethos même de cette société.

            D’un autre coté, le qualificatif scientifique réfère à une pratique, vue souvent comme un gagne pain pour un nombre croissant d’individus, utilisant appareillage de précision et ordinateurs, manipulant des bases de données, et s’attelant à sonder la matière dans ses retranchements les plus intimes.

            Comment concilier ces deux aspects aussi intractables voire antagonistes, l’un lié au monde des loisirs, l’autre à une praxis rigoureuse relevant de la sphère des activités professionnelles ? Cette équivoque pose maints problèmes que nous devons vivre avec[1].

            Cette entreprise de création et diffusion de cette branche de la culture d’un genre nouveau demande l’implication de différents acteurs et relais. Nous distinguerons :

·       Les « providers » :

 - Les scientifiques du monde universitaire, les chercheurs, mais aussi les professeurs de matières scientifiques des lycées.

- Les animateurs scientifiques au niveau des centres culturels et maisons de jeunes, ainsi que les étudiants impliqués dans des clubs scientifiques tant universitaires que grand public.

·       Les relais :

- Les différents média (TV, journaux, Internet[2]…)

- Les « Sciences Museums » du type Cité des Sciences, Cité de l’Espace…

- Les Centres Culturels et Maisons de Jeunes.

·       Les destinataires:

- La société, y compris les jeunes scolarisés ou non, adultes, troisième age…En un mot, tout le monde !

 

            A ce point, différentes interrogations mériteraient d’être posées : La culture scientifique est-elle viable dans sa dimension culture de loisirs, ou bien est-ce un  greffon culturel fantaisiste que l’on veut imposer au nom d’un certain militantisme scientiste? Peut-on vraiment populariser[3] la science sans la trahir ? Peut-on vraiment transplanter certains éléments de la science dans la sphère culturelle ? La culture scientifique est-elle nécessaire à une société, ou dit autrement, une société peut-elle fonctionner et développer ses capacités scientifiques et technologiques sans elle ? Nous ne considérerons dans le paragraphe suivant que le dernier point, au vu de sa relation directe avec le sujet de notre article.

 

Certaines considérations civilisationnelles

            L’Algérie, et les pays du Tiers Monde en général, sont confrontés à un défi civilisationnel majeur, celui de réaliser une insertion dans le Monde moderne qui se fait. Le Monde qui se fait est aussi un Monde qui défait, et gare aux sociétés qui rateraient le coche de l’histoire en n’ayant su s’adapter au rythme actuel du progrès. Ces sociétés seront en effet marginalisées irrémédiablement et condamnées à être phagocytées par des puissances régionales qui ne manqueront pas d’émerger. Qui saurait dire en effet quels sont les états nations qui subsisterons, d’ici disons cinquante ans, à cette accélération de l’histoire en cours et la décantation qui s’en accompagnera ? Et s’il passent le cap de la survie, quelle souveraineté leur restera t’ils ? Ce problème existentiel se pose de manière aigue surtout pour les pays constituant le Tiers Monde aujourd’hui, et dont, rappelons le, bien peu sinon aucun n’est jamais sorti de son état de sous développement.

            Il est aussi clair que toute la puissance économique, militaire, et de ce fait politique, dans le monde actuel réside dans la maîtrise de la science et la technologie. Les guerres du Golfe, du Kosovo, et maintenant d’Afghanistan sont suffisamment éloquentes sur ce point.

            Nous conclurons sans plus d’élaboration qu’une condition nécessaire de survie des différents Etats nations réside dans leur aptitude à développer une certaine capacité scientifique et technologique.

 

Transplanter  la science, une opération des plus délicate 

            Ayant établi qu’un certain développement scientifique était vital pour une société, se pose la question de comment procéder  pour y transplanter la science ? En fait, la science se plante plutôt que se transplante, contrairement à la technologie[4]. C’est en effet un processus de longue haleine qui demande beaucoup de dédicace et dont le succès n’est pas garantie d’emblée. Il s’agira en particulier d’arriver à un seuil critique de développement scientifico-économico-industriel au delà duquel l’entreprise scientifique devient « self-sustainable »[5].

            Cette entreprise ne peut arriver à maturité, voire prospérer, que sur un terrain propice. Il est clair sans que cela ne nécessite de longues élaborations, qu’une société portée sur l’irrationnel par exemple, aura beaucoup de peine à faire prendre pied à la science et la faire fructifier. Il y a donc bien des conditions qui favorisent l’émergence de la science, et avec elle, une communauté de scientifiques.

            Je me concentrerais dans cette étude sur un facteur qui rend le sol propice à un tel développement. Ce facteur, c’est l’existence et le développement d’une vigoureuse culture scientifique. Cette culture scientifique, une fois qu’elle aura imprégné la société, saura  susciter des vocations parmi les jeunes, et créer de manière générale une attitude positive vis à vis de la science au sein de cette société. René Maheu, ancien directeur de l’Unesco, avait prononcé cette formule heureuse qui résume bien cette synergie entre la culture scientifique et le développement :

« Le développement, c’est la science devenu culture ».

II- Irrationalité de la société Algérienne et Archaïsme de l’Etat. Etat des lieux

            Or notre société n’a pas su jusqu'à présent développer d’attitude positive envers la science. Elle vit une crise de rationalité aigue, ce qui se traduit par une attitude ambiguë envers la science. Elle accepte le monde moderne dans ce qu’il produit de biens de consommation de haute technologie, mais elle est totalement désintéressée par le pourquoi des choses, de même que toute avancée théorique majeure dans la compréhension du monde, en biologie, en physique ou autre science, la laisse complètement indifférente.

            Elle se laisse certes conter sur les aventures et les francs succès de la science telle que l’aventure spatiale, la lutte contre les grandes maladies infectieuses, les merveilles de l’utilisation du laser en médecine, dans l’industrie…mais elle n’accepte pas le verdict de la science sur des questions les plus anodines si cela touche à certaines pratiques sociales ou religieuses.

            Un exemple poignant de cette a-scientificité chronique de notre société et des diverses institutions de l’Etat est l’annonce du début et de la fin du mois de Ramadhan. Depuis des années, nous acceptons de commencer notre jeûne sur la base de l’observation visuelle présumée du croissant lunaire. Pourtant dans la majorité des cas, cette observation à lieu alors que scientifiquement le croissant est, ou bien en dessous de l’horizon, ou pas encore formé. Une étude sur le sujet[6] révèle que ceci s’est passé dans 70% des cas pour la période allant de 1963 à 1993. Pourtant aucune instance scientifique (Centre de recherche, Université…), aucune institution de l’Etat (Ministères de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique, de l’Education Nationale, de la Culture, de l’Intérieur…) n’a jamais objecté à cette aberration qui fait jeûner chaque année ou presque, des millions de citoyens sur la base d’une impossibilité scientifique. Il ne s’agit pas de science avancée ; n’importe quel logiciel d’éphémérides à la disposition des amateurs en astronomie est à même d’arriver à ces conclusions. Notons que le seul centre de recherche en astronomie, notamment l’Observatoire de Bouzaréah (CRAAG), est dépendant du Ministère de l’Intérieur, et ce dernier n’a jamais déployé aucun effort pour « faire valoir » les conclusions auxquelles aboutissent chaque année les astronomes du centre. Ne sommes nous pas en droit de parler d’un certain archaïsme de l’Etat[7] ?

            Ajoutons à tout cela les pratiques superstitieuses rampantes dans notre société, et qui touchent aussi bien le commun des citoyens que ceux ayant une formation universitaire. Ainsi interpréterons t’ils par exemple de simples cas de coïncidences comme ayant un pouvoir prédictif, comme ils accepterons que certaines personnes aient des pouvoirs de clairvoyance, et ceci malgré que ces pratiques et croyances font fi des lois de la physique, de même qu’elles vont à l’encontre des injonctions de l’Islam. Cependant, vu que ces pratiques sont elles aussi largement répandues même dans les sociétés développées, nous ne s’y attarderons pas outre mesure. Mentionnerons de même sans élaboration l’analphabétisme numérique[8] qui frappe notre société, et dont la diffusion de la culture scientifique devrait contribuer à éliminer ou du moins réduire.

            Nous conclurons avec ce constat : La science en tant que pratique et en tant que mode de pensée, n’a pas imprégné la société ni même les institutions de l’Etat, et est donc restée largement étrangère à notre société.

III- Quel Rôle Social pour le Scientifique Algérien ?

            Le scientifique Algérien à plusieurs rôles éminents à jouer. En tant que spécialiste dans un domaine particulier, son rôle premier est certainement de produire du savoir et ainsi participer à cette grande aventure contemporaine qui s’appelle le progrès scientifique. En tant qu’intellectuel appartenant à une société en voie de  développement, son autre rôle est d’éclairer cette société, de l’amener à la modernité, à la rationalité, ainsi que lui faire prendre conscience des enjeux scientifiques et techniques de l’heure, sans pour autant faire violence à sa culture et ses valeurs. Sont interpellés pour cette mission, les dizaines de milliers de scientifiques, ingénieurs, architectes et médecins que les universités algériennes ont formés au fil des années.

            Au niveau des pouvoirs publics, le scientifique se doit de jouer un rôle de consultant sur certains choix qui sont fait dans le domaine industriel, agricole et autre, et qui nécessitent une vision précise de l’état technologique du monde et de ses  tendances futures.

            Au niveau plus anodin de l’information scientifique, le public a d’innombrable questions en souffrance  dont leurs réponses contribuent à la culture scientifique: le réchauffement climatique, les aliments génétiquement modifiés, les trous noirs, la vie dans l’univers, la fusion…

            Il est aussi important pour l’homme de science s’il veut mener à bien sa mission, d’être présent dans les média, voire même de s’y imposer, surtout si le sujet touche sur la rationalité, la science et son impact sur la société …

            En résumé, le scientifique Algérien à une vocation de premier plan à jouer pour aider notre société à accéder à la modernité. Il ne doit pas se laisser enfermer dans son réduit universitaire, de s’y « ghettoiser ». Son champ d’action doit être, et le laboratoire, et la société.

IV- Le Déficit de Communicabilité du Scientifique Algérien

            Si un certain niveau de culture scientifique doit infuser notre société, encore faudrait t-il que les différents acteurs et relais de la culture scientifique mentionnés précédemment soient accordés à cette société. Ceci paraît de prime abord un truisme, pourtant, comme la réalité dans notre pays nous le montre, cela n’en ait pas un.

            Il se trouve que le scientifique algérien se distingue par une incapacité chronique à s’exprimer en public. Pire, il est imprésentable. Ecouter un scientifique parler à la télévision demande une certaine dose de courage tant nous sommes pris de pitié pour ce pauvre bougre en plein acte de self flagellation, et dont les mots ne sortent pas. Parfois le présentateur l’aide en lui suggérant des expressions, ou certaines locutions en arabe, ce qui n’ajoute que confusion et malaise. Nous ne parlons pas ici d’éloquence, loin de là, nous parlons simplement de la capacité de s’exprimer de manière intelligible, de construire des phrases correctement, d’être compréhensible[9].

            Pourquoi l’homme de science dans notre pays est-il frappé par cette incommunicabilité, peut’ être unique au monde[10] ? Certes il a hérité, à son corps défendant souvent, du chaos linguistique qui règne dû au manque de cohérence de notre politique linguistique depuis l’indépendance, mais il est aussi en grande partie responsable de cet état de fait. Il n’a jamais investit sérieusement en temps et en effort pour pouvoir communiquer de manière adéquate avec le public. Or la science et les valeurs qu’elle véhicule, comme d’ailleurs toute chose dont nous désirons diffuser, doit faire l’objet d’un « marketing ». Personne n’acquerra un objet piètrement emballé. Aussi cette « imprésentabilité », cette incommunicabilité, cette image de marque négative que véhicule trop souvent le scientifique Algérien, se retourne contre l’entreprise de diffusion de la culture scientifique même.

            Nous ne prétendrons pas que communiquer avec le public est facile. Non, c’est une pratique, voire un art difficile, et comme toute pratique, cela demande un certain investissement en temps et beaucoup de frustrations en perspective. C’est en retour une source de satisfaction et d’enrichissement pour l’homme de science.

V- Les Règles de base de la Communication scientifique avec le public

            Comment communique t-on avec la société en général ? Comment faire passer notre message au grand public ? Nous énoncerons trois règles d’or de la communication scientifique avec le public, guidé par notre expérience sur le terrain, et un peu de bon sens.

Règle Une :

Il se doit d’aimer sa discipline, aimer la diffuser, et aimer son public.

            Cette règle pourrait s’appeler la règle zéro de la communication scientifique tant elle paraît triviale. Enoncée autrement, on ne peut communiquer ce qu’on n’aime pas, ou à qui on n’aime pas. C’est une simple règle d’amour qui est pourtant trop souvent enfreinte. Aimer le public implique le respecter, avoir dû considération pour ses goûts, sa sensibilité, ne pas le choquer, ni le prendre de haut.

Règle Deux :

On ne communiquera pas ce que l’on veut, mais ce que le public veut et peut appréhender.

            Cette règle complète d’une certaine manière la première : il ne faut pas faire violence à son public. C’est aussi un exercice d’humilité nécessaire. Pourtant cette règle apparaît de prime abord comme paradoxale. Nous demande t’on d’abdiquer aux goûts et desiderata du public ? Non, le but est toujours de diffuser la culture scientifique à un public intéressé, mais pas de diffuser nécessairement notre théorie chouchou ou nos idiosyncrasies pensant que tout le monde va fondre d’amour pour elles.

            Pourtant si notre scientifique est habile, il pourra même arriver à présenter ses théories exotiques, pour peu qu’il trouve le bon cheminement pour arriver à son but. Expliquons nous en prenant un exemple. Suppose qu’en tant que physicien des particules, je tiens à faire partager à mon public toute l’excitation et l’émotion qui accompagne la quête du Higgs[11], et pourquoi cette particule fantomatique représente le Saint Graal de la physique des particules actuelle. Il serait bien peu habile de tenir un discours du type : Voilà, ceci nécessite une bonne dose de Théorie Quantique des Champs, aussi vais-je commencer par en donner quelques rudiments, puis j’arriverais presto au Higgs en question.

            Une autre manière sûrement plus probante serait plutôt de commencer par expliquer ce qui se passe dans les étoiles[12], le rôle des différentes interactions dans le contrôle de leur évolution, et en particulier la phase finale d’explosion sous forme de Supernova, et de là d’aborder les recherches subatomiques actuelles permettant de comprendre la hiérarchie des interactions fondamentales dans les transformations ultimes de ces étoiles. La place du Higgs dans cet édifice coulerait alors de source. De plus, ces déambulations parmi nombre de sujets différents quoique reliés, sont riches d’enseignement à différents niveaux, et permet d’ouvrir de nouveaux horizons à l’audience. Ne sommes nous pas là au cœur même de l’entreprise de diffusion de la culture scientifique, notamment relier des différents savoirs entre eux, ouvrir constamment de nouvelles fenêtres où exercer sa curiosité ?     

            Ainsi donc on ne peut imposer ce que l’on veut enseigner, contrairement à la manière de procéder dans le monde scolaire où l’enseignement est dispensé selon un programme déterminé et une méthode établie.

Règle Trois :

On se doit de communiquer dans la langue de son audience.

            Nous abordons là le vif du sujet. Cette règle de communication apparaît être un truisme déconcertant par son caractère évident, voire sa naïveté. Une lapalissade ! Pourtant son application est systématiquement mise en défaut. Vu son importance nous lui consacrerons la prochaine section.

VI- Dans Quelle Langue Communiquer  la Culture Scientifique ?

            Notre réponse à cette question est donc simplement, dans la langue du public. Le scientifique ne pourra pas communiquer son savoir tant qu’il ne se mettra pas au diapason avec ce public. Le problème dans l’énoncé de cette réponse est que le discours linguistique est tellement miné dans notre pays qu’elle amène trop souvent à l’esprit des arrière-pensées idéologiques[13]. C’est pour éviter cet écueil que avons voulu arriver à cette conclusion comme procédant d’une condition de communication efficace et non de considérations culturelles ou autres. Si nous nous permettons une analogie opérationnelle, considérant le communiquant comme un émetteur et l’audience comme un récepteur, il est clair que la réception ne pourra se faire que si les deux appareils sont réglés à la même  fréquence. C’est tout ce que dit la règle !

L’inadéquation linguistique

            Nous avons tous vécu l’expérience de ces conférenciers s’adressant à un public jeune, dans un français châtié alors que l’écrasante majorité ne le comprend pas. Parfois le conférencier se contentera d’un hochement de tête de quelques membres de l’audience, qui semblent suivre l’exposé ou bien le font par simple courtoisie, pour ignorer la vaste majorité des autres tentant vainement de déchiffrer. En terme de communication, on ne peut parler que de contre performance ; une occasion en or à été perdue pour faire passer son message.

Parfois le scientifique, réalisant le caractère cocasse de cette inadéquation linguistique entre lui et l’audience, mettra en avant des justifications, dont nous nous proposons de discuter certaines d’entre elles :

- Il y a tout d’abord l’argument que le public est tout de façon bilingue. Or il ne l’est pas, ou du moins il ne l’est que de manière très superficielle. En fait, le terme bilinguisme a été tellement galvaudé[14] que pour être plus précis il faudrait nuancer notre remarque et dire : Il est suffisamment bilingue pour suivre l’intrigue d’un film en français ou échanger des aménités d’usage, il ne l’est pas pour suivre une quelconque explication scientifique en français. Ceci n’est pas une question polémique mais un fait objectif et quantifiable, qui est une évidence pour les personnes sur le terrain.

- Une autre justification est de dire que si l’interlocuteur est suffisamment intéressé, il fera l’effort nécessaire pour suivre et s’adapter. En plus de violer, et la règle numéro un, et celle numéro deux,  nous avancerons qu’il est déraisonnable de confronter l’audience avec deux défis à la fois, le défi linguistique (décoder l’information), et le défi cognitif (intégrer cette information à son système de pensée).

- Parfois on avance l’excuse que de toute façon il faudra bien qu’il utilise le français dans les  sciences à l’université, et que l’exposé serait donc une préparation à cela. Or combien de ces jeunes iront à l’université, et combien feront des études scientifiques ? Cette « prévoyance » bien précoce viole en plus la règle numéro deux.

- Une autre argumentation souvent entendue est que de toute façon il parle en « daridja» (arabe parlé), et que le public donc le comprend. Or souvent, la portion en arabe de leur discours ne dépasse pas des termes de liaison et certaines interjections, tandis que tous les concepts et expressions clés sont en français. D’autres fois, nombres de verbes et expressions utilisés proviennent effectivement du parler de chez nous, du type : « nhoutt » pour déposer, « tiyou » pour tuyau, « boutoun » pour bouton… mais quel massacre ! Peut-on vraiment expliquer des concepts scientifiques précis à l’aide de locutions  bâtardes et approximatives[15]?

- Enfin l’excuse la plus courante de notre scientifique, est bien qu’il ne maîtrise pas assez l’arabe et qu’il est plus confortable à discourir en français. Ainsi donc l’exposant se met à l’aise au lieu de mettre à l’aise l’audience. C’est reconnaître qu’il est un bien piètre communicateur ! C’est aussi un aveu qu’il n’a fait aucun effort personnel pour se mettre au niveau de son audience[16]. C’est enfin violer notre règle numéro une.

            Nous irons même plus loin et dirons que tout exposé grand public en français dans le contexte algérien est discriminatoire : l’audience se scinde aussitôt en deux groupes. Une minorité qui à une certaine maîtrise du français et qui saura comprendre une fraction variable de ce qui se dira, et la vaste majorité qui écoutera religieusement ou dépitée un discours qu’elle ne comprendra point.

            Lorsque l’on a affaire à une audience mixte telle que dans certaines grandes villes et où la proportion de ceux qui ont une certaine maîtrise du français est plus importante, la encore la logique voudrait que l’on utilise l’arabe vu qu’il n’existe quasiment plus aucune personne francisant qui n’est pas bilingue, contrairement au cas inverse. D’ailleurs, ceux qui ont le plus besoin de l’information scientifique sont bien souvent ceux qui sont monolingues, et qui ont donc difficilement accès à des sources scientifiques de qualité.

            Il est important de réaliser que nous ne parlons pas de recherche scientifique, mais de culture scientifique. Sa diffusion est avant tout un élan volontaire vers le public, pour le public, et à son service, et non le contraire.

La culture scientifique dans les régions berbérophones, une proposition… et un défi

            En fait notre réponse concernant la langue à utiliser mérite certaines nuances. Certes, si l’utilisation de l’arabe comme langue de communication scientifique avec le public scolaire et jeune s’impose en Algérie vu que ce public a été scolarité exclusivement en arabe, rien n’empêche d’utiliser des langues locales pour le grand public dans les régions berbérophones du pays. Pourquoi ne pas diffuser les sciences en amazigh en Kabylie et dans sa variante chaoui dans les Aurès ? Cela implique bien sur un effort de remise à niveau scientifique de ces langues. Il serait judicieux, pour les défenseurs de la cause Amazigh d’introduire dans leur langue un corpus de termes de la vie moderne et du monde technique de façon à pouvoir diffuser la culture scientifique en amazigh, plutôt que de trop souvent se fourvoyer dans une bataille pour imposer le français au dépend de l’arabe dans les différents niveaux de la culture et de l’éducation, et dans laquelle la langue amazigh n’a rien à gagner. Cela certes demandera un effort intellectuel soutenu et ardu, mais constituerais un remarquable bond en avant dans leur quête d’authenticité, et un travail louable au service de la cause Amazigh.

VII- Conclusions

            Si une condition nécessaire pour que notre pays puisse arriver à un  développement durable et accède à la modernité est que la culture scientifique imprègne les différentes couches de la société et à travers toute la pyramide des âges, il est vital qu’il y aie une adéquation linguistique entre le discours des scientifiques dirigé vers le grand public et ce public. La culture scientifique diffusée dans une langue étrangère au public est condamnée à ne pouvoir se développer de manière significative. De ce fait, elle ne contribuera pas ou très peu à créer ce terrain propice qui permettrait à notre pays de faire sa révolution scientifico-économico-industrielle.

            C’est aussi une évidence que la science utilisée dans une langue étrangère ne peut-être popularisée, elle ne peut donc jouer son rôle dans l ‘avancement de la société et la lutte contre l’obscurantisme et l’irrationnel. Elle devient élitiste et hors de propos pour la majorité de la population. Ceci à un implication idéologique fondamentale: L’accès à la modernité ne se fera pas, ou du moins, bien plus difficilement !

 



(*) L’auteur est Maître de Conférences à l’Université Mentouri de Constantine. Il est chercheur en Astrophysique des particules et est engagé depuis nombre d’années dans des activités touchant à la popularisation (“vulgarisation”) scientifique avec le public. Il a publié, avec N. Guessoum, « L’Histoire de l’Univers » (Ed. Al-Maarifa, Alger, 1999).

[1] Cette question n’est pas dénuée de conséquences pratiques. Ainsi le Ministère de la Culture et des Sports a longtemps implicitement considéré les activités scientifiques de type grand public comme hors de son ressort. Et la réponse à des demandes de financement spécifiques d’associations scientifiques oeuvrant pourtant au niveau des Maisons de Jeunes dépendantes dudit Ministère à souvent été : aller voir du coté du Ministère de l’Enseignement Supérieur !

     Un exemple plutôt cocasse qui illustre bien  ce type de malentendus, est celui de l’Association Culturelle des Arts Sportifs de la Wilaya de Tébessa, qui est en fait une Association de la Culture Mathématique, mais qui n’a pas trouvé mieux pour éviter cet écueil financier de recourir à un petit jeu de mots entre Mathématiques et Sport dans la langue arabe, au prix d’une modique entorse à l’orthographe.

[2] En fait, Internet pourrait tout aussi bien être classé comme provider puisqu’il constitue aussi  une source d’expertise consultable à loisir, en plus de son rôle de dépôt d’information.

[3] Nous préférons l’expression anglo-saxonne de popularisation des sciences à celle de vulgarisation des sciences. Vulgariser à en effet trop la connotation de rendre vulgaire… ce qui travesti  littéralement le sens même et la noblesse de l’entreprise.

[4] On pourrait argumenter facilement que même la technologie ne se transplante pas comme on le présente trop souvent, mais implique un processus laborieux qui demande l’existence préalable d’un tissu industriel et un certain développement scientifique… Nous garderons cependant cette simplification commode pour les besoins de notre argument.

[5] Il est aussi important de réaliser qu’il ne s’agit pas seulement de rattraper la science mondiale à son niveau existant à un moment donné, mais bien de rattraper la frontière rapidement mouvante de cette science. Ceci constitue un double défi.

[6] Voir l’article de N.Guessoum et K.Méziane dans la revue koweitienne : Horizons Culturels et Patrimoine, No 14, 1996.

[7] Ajoutons à cela qu’il n’y a pas de tradition d’utiliser l’expertise scientifique pour des problèmes spécifiquement scientifiques, comme on mènerait des expertises financières ou techniques. Dans le meilleur des cas, on ferait appel à des experts étrangers, les « vrais »…

[8] Nous parlons ici de cette incapacité du  public à interpréter correctement tout ce qui est nombres et statistiques, ce qui le rend vulnérable, entre autres, aux discours démagogiques de certains officiels et hommes politiques. Sans nul doute, une certaine éducation numérique en ferait de meilleurs citoyens.

[9] Il serait vain de comparer nos scientifiques avec ces communicateurs de haute voltige tels les Haroun Tazieff, Hubert Reeves, Carl Sagan, Isaac Asimov, dont la puissance locutoire alliée à une précision et un raffinement dans la description, à fait aimer les sciences à des générations de citoyens de leur pays respectifs.

[10] J’irais même plus loin, sans vouloir accabler outre mesure notre pauvre scientifique, je prétends que nous avons réussi dans une large mesure, à communiquer notre incapacité de communiquer à nos étudiants. Ainsi lorsqu’au détour d’un cours il nous arrive de demander à un étudiant de la classe de nous expliquer de manière précise un concept en faisant des phrases complètes, nous n’avons droit qu’à un silence d’or, ou un discours incohérent dans une langue difforme.

[11] Le Higgs est une particule élémentaire prédite dans le modèle standard de la physique des particules élémentaires. Sa découverte chaque fois annoncée comme imminente dans les grands accélérateurs de particules se fait tarder. Du point de vue théorique, elle constitue la clé pour la compréhension de la genèse des masses de toutes les particules que nous connaissons, et donc de la masse de la matière elle même.

[12] Une autre piste possible un peu plus ardue cependant, serait la piste cosmologique ; parler du Big-bang, des différentes phases matérielles par lesquelles l’Univers primitif est passé preuves observationnelles à l‘appui, pour arriver à la physique des différentes transitions de phase et le rôle du Higgs.

[13] Ceci explique en partie pourquoi nous avons jugé nécessaire d’aborder la problématique associée à cette étude qu’après de longues élaborations préalables et ceci pour se situer autant que possible dans le domaine de l’objectif. Rappelez vous, autant que le Higgs valait bien des  détours, la problématique de diffusion de la culture scientifique valait aussi une bonne mise en contexte. Ceci dit, nous ne sommes pas naïf au point de penser que la réponse apportée est dénuée d’implications idéologiques.

[14] Il suffit de se rappeler de l’utilisation de l’expression filières scientifiques bilingues dans les années soixante-dix pour désigner ces filières dont les étudiants étaient en fait des purs monolingues scientifiques.

[15] Ceci constitue vraiment de la « vulgarisation » scientifique» et non plus de la popularisation des sciences. Voir la note 3 à ce sujet.

[16] Pourtant, un nombre croissant de nos scientifiques a un Bac scientifique en arabe, qui est tout de même le plus haut diplôme pré universitaire et qui représente une somme appréciable de savoir. Ceci impliquerait qu’à un certain moment il pouvait discourir en arabe sur les lois de Faraday, celles de Mendel, ou encore l’épistémologie de Bergson. Les raisons de cette régression linguistique inféconde sont avant tout sociologiques, leur discussion nous amènerait cependant trop loin de notre sujet.